Uber, un nouvel employeur ?

La Chambre sociale de la Cour de cassation rend son second arrêt sur les travailleurs de plateformes, après l’arrêt « Take Eat Easy », prononcé en novembre 2018 (Soc., 28 novembre 2018, n°17-20.079).

La société Uber BV met en relation des clients et des chauffeurs VTC exerçant sous le statut d’indépendants, via une plateforme numérique et une application.

Un chauffeur, contractuellement lié avec Uber par un « formulaire d’enregistrement de partenariat » et inscrit sur cette plateforme, a exercé son activité depuis le mois d’octobre 2016, après s’être enregistré comme travailleur indépendant sous l’activité « transport de voyageurs par taxis ».

Après la clôture définitive de son compte en 2017 par Uber, il a saisi la juridiction prud’homale d’une demande de requalification de la relation contractuelle en contrat de travail et formé des demandes indemnitaires et de rappel de salaires subséquentes.

Le Conseil de Prud’hommes de Paris, par jugement du 28 juin 2018, a dit que le contrat était, de nature commerciale, et s’est déclaré incompétent pour connaître du litige.

La Cour d’appel de Paris a jugé, par un arrêt infirmatif du 10 janvier 2019, que le contrat de partenariat signé entre le chauffeur et la société, s’analysait bien en contrat de travail, aux motifs que :

  • Le chauffeur a intégré un service de prestations de transport créé et organisé par la société et qui n’existe que par cette plateforme, qui ne permet aucune création de clientèle propre et par laquelle il ne peut fixer librement ses tarifs, ni les conditions d’exercice de sa prestation de transport ;
  • Il se voit imposer ses itinéraires et peut être sanctionné par des corrections tarifaires lorsqu’il ne les respecte pas ;
  • Il n’est pas libre de choisir librement ses courses ;
  • La société a la possibilité de déconnecter temporairement le chauffeur de son application dès trois refus de courses, ou, de couper l’accès du chauffeur à son compte en cas de dépassement d’un taux d’annulation de commandes ou de signalements de « comportements problématiques».

Les sociétés Uber France et Uber B.V ayant formé un pourvoi contre cette décision le 5 mars 2019, la Cour de cassation a approuvé la cour d’appel, qui a selon elle « déduit de l’ensemble des éléments précédemment exposés que le statut de travailleur indépendant [] était fictif et que la société Uber BV lui avait adressé des directives, en avait contrôlé l’exécution et avait exercé un pouvoir de sanction ».  

La chambre sociale rappelle donc, en premier lieu, que l’existence d’une relation de travail salariée ne dépend ni de la volonté exprimée par les parties, ni de la dénomination qu’elles ont souhaité donner à leur convention : elle dépend avant tout des conditions de faits dans lesquelles est exercée l’activité professionnelle.

Elle en avait déjà déduit, dans l’arrêt « Take Eat Easy », que les dispositions l’article L. 8221-6 du Code du travail, qui disposent que « sont présumés ne pas être liés avec le donneur d'ordre par un contrat de travail dans l'exécution de l'activité donnant lieu à immatriculation ou inscription », n’établissent qu’une présomption simple, qui peut être renversée par la preuve contraire.

En cela, elle va également dans le sens du droit l’Union, puisque la Cour de justice de l’Union européenne retient que la qualification de « prestataire indépendant », donnée par le droit national, n’exclut pas la requalification en « travailleurs », au sens du droit de l’Union, si son indépendance est fictive et masque une véritable relation de travail (CJUE, 13 janvier 2004, Allonby, C-256/01 ; CJUE, 4 décembre 2014, C-413/13, FNV Kunsten Informatie en Media).

La Haute Cour inscrit également l’arrêt du 4 mars 2020 dans la continuité de sa doctrine, fixée par l’arrêt « Société générale », du 13 novembre 1996 (Soc., 13 novembre 1996, n°94-13.187), selon lequel le lien de subordination est caractérisé par l’exécution d’un travail, sous l’autorité d’un employeur, qui a :

  • Le pouvoir de donner des ordres et des directives ;
  • D’en contrôler l’exécution ; et
  • De sanctionner les manquements de son subordonné.

Le travail au sein d’un service organisé peut constituer un indice du lien de subordination lorsque l’employeur détermine unilatéralement les conditions d’exécution du travail.

Mais dans son arrêt du 4 mars 2020, la Cour de cassation va plus loin en approuvant les juges du fond qui ont caractérisé l’existence, en l’espèce, d’un lien de subordination lors des connexions du chauffeur de VTC à l’application Uber, tout en refusant de prendre en considération le fait que le chauffeur n’a pas d’obligation de connexion et n’est pas sanctionné en cas d’absence de connexions, contrairement à l’ancienne application de « Take Eat Easy ».

Cette décision a également le mérite de préciser, a contrario, le régime du travailleur indépendant, qui se caractérise dès lors par (i) la possibilité de se constituer une clientèle propre, (ii) la liberté de fixer ses tarifs et (iii) la liberté de fixer les conditions d’exécution de la prestation de service.

Cette décision risque de bouleverser le modèle d’Uber en France, ainsi que celui des travailleurs indépendants de plate-forme numériques, en ouvrant la voie à de nombreuses requalifications en contrats de travail.

La Ministre du Travail a aussitôt annoncé, dès la publication de l’arrêt, le lancement d’une mission sur le statut des travailleurs des plateformes numériques de service. En effet, il n’existe aujourd’hui aucun régime intermédiaire entre le salariat et les indépendants, contrairement aux « workers » au Royaume-Uni, ou aux contrats de « collaborazione coordinata et continuativa » en Italie.

Cet arrêt annoncerait-il la création d’un nouveau statut intermédiaire en France ? À suivre…

Aurélie Kamali-Dolatabadi, Avocat associé

Marion Narran-Finkelstein, Avocat

Département Droit Social chez Courtois Lebel